(Parue dans la revue de ST CYR, le Casoar)
Et il n’y aura plus de Légions…
A ses lecteurs militaristes ou anti, ou simplement indifférents, « le Monde » du 23 novembre 2000 a offert un florilège stimulant. En page 7, avec la prudence d’oracle qui le caractérise, J. Isnard nous mettait en garde :
« Des généraux de réserve de l’armée de terre craignent « l’échec » de sa réforme ». En page 12, minutieux, méticuleux, E. Inciyan nous narrait les manœuvres « d’un colonel jugé pour des délits sexuels au sein des forces armées françaises de Djibouti ». Entre ces deux articles, un - hors-d’œuvre et un dessert ? – s’épandait grassement le plat principal : « Torture en Algérie : deux généraux français affrontent leur mémoire », et déjà la page de couverture nous avait fait saliver : « Torture en Algérie : l’aveu des généraux. ». Dans la dernière feuille du grand quotidien, enfin, se nichait la chronique apaisée, apaisante, rédemptrice, de P. Georges :
« Dire, enfin. » Ouf…
Ouf… lumineux, mais troublant, si troublant que le désarroi dont je commençais à ressentir les effets, moi, «ancien combattant» d’un combat que je ne savais pas si douteux, ce désarroi s’efface. La coupe est trop pleine et le soupçon me prend : et s’il s’agissait d’autre chose que de faire la lumière, de battre sa coupe, et d’expier ?
Car qu’avoue donc le général Massu qu’il n’ait révélé depuis longtemps, et dont il se soit expliqué ? La torture, oui, comme moyen de mener à bien les tâches de police dont l’avait chargé un pouvoir civil impuissant et dépassé, face à l’horreur quotidienne des bombes et attentats terroristes s’appliquant à la population civile, et devant l’urgence absolue d’y mettre fin très vite. Mission remplie.
Quand au général Aussaresses, ce qu’il énonce clairement, l’œil glacial, n’a rien de l’aveu honteux et coupable, et s’apparent plus à une mise au point. Il convenait d’éliminer les terroristes, il l’a fait. « J’ai tué pour vous » semble-t-il dire, « j’ai fait ce que vous pensiez qu’il fallait faire, mais sans oser le faire. » Cela aussi, on le savait.
Seule attitude non pas nouvelle, mais plus insistante que d’habitude, cette volonté surprenante d’épargner les politiques qui pourtant édictaient les missions, - orgueil ou suffisance, condescendance ou mépris ? – « … je ne veux pas accuser le pouvoir politique de l’époque », dit l’un des généraux. « Ce ne serait pas élégant de ma part » dit l’autre. Voilà donc des officiers qui assument, généreux et providentiels boucs émissaires… mais sans risque d’être immolés ; car l’amnistie est passée par là. Alors, magnanime, le général Massu surenchérit : « … je pense que les civils faisaient ce qu’ils pouvaient à cette époque, et que ce n’était pas facile pour eux. »
Autres faits qui me troublent, ces « aveux » réitérés se produisent en bon ordre. Une femme, ancien agent des réseaux terroristes du FLN relate les souffrances qu’elle a endurée, … et le général Massu avoue une première fois. Et puis des intellectuels demandent, dans les colonnes de « l’Humanité », l’ouverture d’une enquête parlementaire et la condamnation de la torture en Algérie,… et le général Massu « pense que ce serait une bonne chose ». Enfin une chaîne de télévision offre à cinq déserteurs français de la guerre d’Algérie une tribune où ils expliquent et justifient leurs actes par le refus de la « barbarie »… et le général Massu, cette fois appuyé par le général Aussaresses, avoue une deuxième fois. Voilà une coordination tout à fait exemplaire.
Penchons-nous maintenant sur les conséquences de ce qui pourrait apparaître comme un ballet bien réglé :
Puisque les militaires montrent la voie en endossant avec tant d’humilité la responsabilité général des méfaits, en guise de pénitence sans doute, pourquoi ouvrir la chasse aux sorcières ? Nul besoin d’enquête parlementaire donc, et place au « devoir de vérité », confié aux historiens. Ils diront sans doute que la guerre d’Algérie s’est déclarée lorsque M. Mendès-France était président du Conseil et M. Mitterrand Ministre de l’intérieur, mais ils ne citeront assurément pas M. Georges Bourdet (quelle excellente référence, pourtant, lorsqu’il s’agit de l’Algérie ! ), qui dénonçant les sévices subis par les militants nationalistes emprisonnés, écrivait en janvier 1955 : « Ce sont M.M. Mendès-France et Mitterrand qui sont responsables devant l’opinion et l’histoire. » ( France – Observateur ). Les historiens, en effet, écrivent l’histoire comme on fait aujourd’hui, de l’information, ne retenant à chaque page, que ce qui brille et devra briller – nos « phares », lumières du passé, éclairant l’avenir – et ce qui a une odeur forte, ineffaçable, repoussante, - plus jamais ça -. Le général Massu ne restera pas dans les mémoires comme le vainqueur de la bataille d’Alger, mais comme le tortionnaire.
Autres conséquences du « ballet », voilà maintenant « blanchis » les déserteurs et les « porteurs de valises ». Déjà amnistiés, voilà qu’ils retrouvent l’honneur et la dignité perdues car le peuple français, généralement cocardier, avait parfois compris leur attitude, mais jamais admis leur trahison : "Right or wrong, my country", alors, un traître, même amnistié, restait un traître. Mais si l’Algérie a été ce monument d’horreurs dont on ne cesse de se repentir, ces « traîtres » n’étaient-ils pas les seuls à dire le vrai, à montrer, au risque de leur vie, où était le devoir ! Rappelons les phrases prophétiques de la déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (dite des 121) : « Qu’est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a t-il pas des cas ou le refus de servir est un devoir sacré ? Où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? »… Mais alors, si l’on veut bien aussi se souvenir que le nombre de ces « porteurs de valises », et tant de leurs sympathisants ont, tout au long des années qui ont suivi, patiemment gravi les degrés du pouvoir, investi ces structures … et que demain s’ouvrent des campagnes électorales où tous les « coups » seront permis, on imagine combien le soulagement de certains est grand. Ils étaient traîtres, ou demi-traîtres, et voilà maintenant qu’ils ont en quelque sorte sauvé l’honneur de la France. Qui osera parler de leur indignité ou de leur incivisme !
Oser penser cela ! Voilà la marque d’un esprit bien méprisable, va-t-on me dire… Peut-être, et c’est vrai que je doute … Comme d’autres, d’ailleurs. M. Francis Jeanson, par exemple, ( oui, vous lisez bien, l’homme des réseaux que défendaient M. Roland DUMAS, et quelle merveilleuse référence lorsque l’on parle de l’Algérie ! ). Écoutons M. Jeanson répondre, le 26 novembre 2000, à un journaliste d’un quotidien de province : « question su journaliste : Pourquoi cette affaire de torture en Algérie surgit-elle subitement sur le devant de la scène ? Réponse de M. Jeanson : Voilà la question. Redoute-t-on que des politiques soient mis à l’épreuve sur le thème de la guerre d’Algérie et cherche-t-on par là à créer un rideau de fumée ? Je l’ignore. Tous ces éléments étant déjà connu et ces généraux amnistiés, l’intérêt de publier tout cela est difficilement compréhensible ».
Mais, va-t-on encore m’objecter, croyez-vous sérieusement que le politique soit tombé si bas, au point d’imaginer magouilles, rideaux de fumée et montagnes d’un tel acabit ! Je ne le sais pas vraiment, mais, dans son ardent souci de devenir, moi aussi, « politiquement correct », je m’astreins à de bonnes lectures, celle de M. Jean-Marie Colombani directeur du Monde, par exemple. Écoutons ses questions : « Il m’arrive encore de me demander s’il ne faudrait pas se résoudre, pour que naisse un nouveau paysage politique au sacrifice d’une génération de responsables : celle-là même qui a été rattrapé par les affaires », et, plus loin de s’interroger encore : « Peut-être cette génération là, pourtant riche de fortes potentialités, devra-t-elle céder la place à une autre, totalement forgé dans le retour de la morale publique ». (« Les infortunes de la République ») Voilà de bien graves propos, presque révolutionnaires. « Ah, ça ira, ça ira, ça ira, ça ira, les politiques à la lanterne », vont demain chanter les citoyens excédés, déboussolés, dont l’imaginaire collectif ne se nourrit plus que
« d’affaires », et dont le civisme, soigneusement éduqué, malaxé, pétri, conditionné, se fait hésitant : 14/18, c’est la « boucherie » et les mutins de 17 … 39-45 ? C’est Papon, Vichy et les collabos. Juin … mais c’est un mois de l’année, Leclerc, une grande surface, les S.A.S, des polars un peu ringards et Cassino ? Euh … je crois qu’il joue à la Juve, mais je vais prendre un joker ! Quand à l’Algérie, c’est clair, c’est la torture, non ?
Alors écoutera-t-on ce témoin indigné qui voudrait dire qu’en Algérie, il y a eu autre chose. Des soldats qui se dévouaient, corps et âmes aux tâches de pacification, mot désormais rayé des mémoires. Car cette guerre n’était pas une guerre de généraux, ni même, à quelques exceptions près, de colonels. C’était une guerre de cadres subalternes et de soldats de toutes origines, fouillant les fonds d’oued avec leurs harkas, « chouffant » du sommet des pitons, patrouillant, bouclant, ratissant, « embuscadant », détruisant les réseaux du F.L.N, interceptant les bandes … mais aussi, dans les douars qui étaient leurs royaumes, soignant, éduquant, ravitaillant, fraternisant, gagnant les cœurs, comme on leur avait demandé, pour que ce construise cette France rêvée de Dunkerque à Tamanrasset. Et puis le vent avait tourné … Eux, les subalternes sans voix, humbles et modestes, hier ignorés des médias, et aujourd’hui des historiens, la rage au cœur, mais disciplinés – Servir, c’est parfois sans grandeur – ils étaient rentrés chez eux. Les déserteurs du FLN, leurs ralliés qui souvent, dans les djebels, leur servaient de guides, ils les ont laissé derrière eux, et savent bien qu’ils ne les reverront jamais s’exprimer sur une chaîne de télévision. Eux, le FLN les a égorgés.
Écoutera-t-on davantage ce candide qui prévient : « Dites, votre Armée française, à force de la traîner devant les tribunaux de la mémoire, elle va bien finir par être condamnée ! ». Tout bien réfléchi d’ailleurs, n’est-ce pas là le but recherché … pour que naisse cette Armée nouvelle purifiée, civilisée, humaniste, volant partout de par le monde à la défense des droits de l’homme. Et détournez vous de ce « vieil homme » ricanant qui vous dit : «Ils» ont déjà fait le coup en Indochine où «j’allais défendre le monde libre», et puis en Algérie parce que «c’était la France». Alors méfies-toi du bon Tutsi et du mauvais Hutu, du Serbe cruel et de l’Albanais martyr, et ne te crois jamais le chevalier des droits de l’homme aux avant-postes de l’Europe … Oui mais si je t’écoute, vieillard, je risque de devoir désobéir souvent … C’est ton problème, soldat. Tu peux chanter avec le para : «Mon dieu, mon dieu, ce dont les autres ne veulent pas, ce que l’on te refuse, donnes-moi tout cela …» et crois moi tu vas être servi ! Ou bien civilises-toi, exerces allègrement ton devoir de désobéir, refuse la « soumission honteuse » … Personne n’aura plus jamais à craindre « la colère des Légions ». Les légions commenceront par se croiser les bras, et puis elles s’assiéront, et se coucheront … Et il n’y aura plus de Légions …
Général (cr) B. Messana (04/05/2002)